Je n’ai pas intégré “Les aventures cidricoles de Jedon Maelmor” aux “Contes et histoires du pays du cidre” car c’est une pure fiction qui pourrait à elle seule faire l’objet d’une publication. Cependant c’est la fin des récoltes et l’on parle beaucoup de pommes ces jour-ci. J’ai donc pensé qu’il est intéressant d’illustrer l’origine de nombreuses variétés avec cette histoire probablement pas si fictive que cela. Je donne cet extrait où le héros va chercher des greffons au pays Basque. Jedon Maelmor est un marin Cornouaillais et son aventure raconte une histoire du cidre qui traverse allègrement les siècles. Cet épisode se situe à peu près à la Renaissance.
… Au petit jour une averse tambourinait sur le pont et le quart de veille s’était mis à l’abri sous la dunette. Dans l’entrepont, les marins se réveillaient dans la fraîcheur humide. La pluie s’arrêta au moment où Maelmor quittait le navire avec Postig qui godillait en maugréant.
– Glav fall (mauvaise pluie) on va encore se faire tremper !
– Hast buan (dépêche-toi), grommela le capitaine, Churruca doit déjà nous attendre.
Churruca avait préparé un thé, qu’ils partagèrent en silence avant de se mettre en marche. Balmaseda était à plusieurs lieues et la route traversait un paysage de vallées étroites et de montagnes escarpées. Le temps s’était réchauffé, mais un crachin tenace mouillait le moindre recoin et mille petits ruisseaux couraient sur les pentes. De temps en temps un surplomb, sortant de l’imbroglio végétal, laissait voir toute une vallée d’un seul coup. Churruca commentait le parcours et faisait apprécier la douceur de la pluie.
– C’est plutôt agréable car depuis quelques semaines, les précipitations sont abondantes. Elles gonflent les torrents qui menacent d’inonder le pays. Bilbo n’y échappera pas si ça continue.
Vers midi, la pluie avait vraiment cessé et ils firent halte près d’un village pour se restaurer. Churruca avait apporté les provisions et la pause se fit dans un grand déballage de pain, de charcuteries et de rôtis, arrosés de sagardo. Au loin, le ballet d’hommes au travail autour d’une grande bâtisse animait le paysage. Originaire de cette campagne, Churruca en profita pour expliquer.
– Les vieilles familles, propriétaires de leurs terres, ont une coutume pour éviter le morcellement des domaines. Le patriarche choisit l’héritier qui doit lui succéder et lui remet entièrement la propriété. Les autres n’ont rien du tout ce qui entraîne généralement leur départ vers l’Espagne où ils s’engagent dans l’armée, à moins qu’ils n’embarquent à la pêche ou sur des navires marchands. C’est pour cela qu’il y a autant de Basques sur la mer.
Ils devaient arriver avant la nuit et se remirent en marche. Le paysage n’était guère différent, mais la nature se faisait plus sauvage. Des bêtes dérangées par leur passage faisaient sentir leur présence, des chevreuils, un gros animal qui devait être un ours, des renards et toutes sortes d’oiseaux. Churruca affirma entendre un loup, la troupe redoubla de vigilance, accélérant l’allure. Ils arrivèrent en fin de journée à Balmaseda, une vieille bourgade où les rues faisaient cohabiter les maisons de bois avec les constructions mauresques. Ils s’installèrent dans une auberge tenue par un vieil ami de Churruca.
Tôt le lendemain, ils se présentaient chez Berrioxoa, un homme jovial, rond et moustachu, qui possédait une grande exploitation au sud du village. L’arrivée de Churruca le mit de bonne humeur et l’idée d’aider des gens à faire du Sagardo en Bretagne lui plut. La visite des vergers commença donc rapidement. Chemin faisant, ils goûtèrent à la Peraxa, une pomme marron au jus acidulé et parfumé, et à la Blanxetta, une petite pomme jaune pâle avec des reflets roses et rouges, présentée comme la meilleure pomme pour faire des boissons. Berrioxoa expliqua qu’elle se conservait bien, à condition de la récolter avant les premières gelées.
Tout en marchant, Maelmor prenaient des notes, mais ses gribouillis auguraient mal des transcriptions. Les visiteurs s’intéressèrent aux Patzulua, Manda-Burua et Merkalina. Berrioxoa, très causant dans son verger, fut moins coopératif au moment de céder des greffons. Maelmor dut négocier et céder le contenu d’une pleine bourse pour obtenir les précieux rameaux. L’affaire étant conclue, l’homme fut bien mieux disposé à expliquer la greffe.
Avant cela il invita la petite troupe à sa table, remettant sa promesse à l’après-midi. Pendant le repas, Maelmor exposa une fois de plus le projet de Kranig de Logaman de fabriquer ses propres boissons sur le domaine de l’abbaye, ce qui intéressa son hôte visiblement content d’y participer. L’après midi l’explications du greffage mélangea un peu de théorie à beaucoup de démonstrations avec des gestes précis, montrés dans le détail, sous l’œil de Maelmor qui notait et croquait du mieux qu’il pouvait au verso d’un ancien livre de bord. Postig répétait à l’identique les gestes du démonstrateur, surnommé Blanxetta, du nom de la pomme. A un moment le greffeur leur dit qu’il voulait aller planter ses pommiers ailleurs et Maelmor, mesurant vite l’intérêt de rentrer avec une telle recrue, l’invita à passer à l’auberge avant le soir.
Berrioxoa fit visiter ses ateliers. Dans la cour trônait un immense pressoir, mû par une paire de bœufs. Des récipients équipés de tamis plus ou moins fins servaient à transporter le jus vers les grands fûts de chêne où avait lieu la fermentation. Des futailles, plus petites, servaient à conserver la production et d’autres encore à l’acheminer vers les lieux de consommation.
Avec jubilation, il commentait sa réussite, se flattait de posséder des vergers assez grands pour récolter chaque année de bons fruits et d’avoir amélioré ses produits au moment où les pèlerinages vers Compostelle avaient augmenté la demande. À l’heure du départ, il souhaita le même succès aux boissons de pommes de Cornouaille.
Au soir, Blanxetta vint l’auberge et se mit d’accord avec Maelmor. Le voyage serait gratuit en échange d’une aide pour la mise en place des vergers en Cornouaille et rendez-vous fut pris pour embarquer.
Au retour ils traversèrent les mêmes paysages même si un torrent les obligea à changer d’itinéraire pour rentrer dans Bilbo et longer les vergers que les bourgeois entretenaient aux portes de la cité. Ils virent les prés d’embouche et les ateliers trop encombrants pour le centre ville, les fabriques de poteries, de tuiles, de briques et les tanneries avant de se perdre dans le fouillis urbain. La silhouette d’un hospice émergeait du capharnaüm des taudis impuissants à cacher la misère. Au pied du mur de l’enceinte se tassaient les maisons des faubourgs. Ils arrivèrent aux portes en soirée et les artères presque désertes leur laissaient le loisir d’apprécier les différences entre le quartier des bourgeois avec des maisons nobles bordant des avenues orgueilleuses et celui des bonnes gens avec des maisons proprettes le long de rues entretenues. Il faisait noir quand ils arrivèrent à la Ribera, bruyante malgré l’heure, et s’installèrent à la Gabarra-sagardi.
Au matin la pluie tombait en gouttes lourdes et serrées, le vent interdisait toute sortie en mer et Maelmor, différant son départ, se résignait à ne pas aller à Bermeo. Churruca proposa d’y aller avec son propre bateau, une chaloupe capable de s’aventurer sur les mers de Cantabrique. Le temps de rassembler un équipage et ils appareillaient et profitaient des courants pour se dégager de la côte. Plus au large, ils établirent la voilure et firent cap à l’est dans une longue houle hachée de grains épars.
Ils pleuvait toujours et rester à bonne distance de la terre sans perdre de vue sa masse sombre n’était pas chose facile. Après avoir doublé Michichaco ils ont arrondi le sillage pour remonter au sud vers Bermeo. Churruca et Maelmor abandonnèrent leurs hommes dans une auberge qui sentait bon les grillades de poissons et se sont rendu sans attendre chez Guttierrez.
Maelmor résuma les informations qu’il avait déjà collectées. Le paysan jaugea le travail et parut satisfait de l’éventail de greffons, qu’il compléta cependant de rameaux de son cru.
– Avec ces variétés ce sera suffisant pour commencer, de toute façon, vous apprendrez vite à sélectionner les meilleures d’entre-elles et à les faire évoluer.
Il marqua une pause et servit une rasade.
– C’est bien de chercher à avoir de bons fruits. C’est la base d’une boisson de pommes. Quand c’est résolu, le reste est affaire de goût. Évidemment, la technique d’élaboration est importante, mais si la matière première n’est pas bonne, elle ne sert à rien.
Il entreprit alors de résumer l’histoire du sagardo.
– Jadis, les pommiers poussaient naturellement dans les montagnes. Il y a très longtemps, nos pères ont essayé de maîtriser la production de fruits. Ils se sont sans doute inspirés des méthodes utilisées pour la vigne et probablement aussi des jardiniers de Cordoue qui devaient être de fameux experts pour inventer des vergers comme ceux du Califat. En adaptant la greffe aux pommiers, nous avons stabilisé des variétés et petit a petit sélectionné les bonnes pommes.
Il vida son verre, commanda à ses visiteurs d’en faire autant et servit un autre gobelet.
– Pour élaborer le sagardo, nous faisons comme nos ancêtres. Le pressage se fait quand les fruits sont mûrs. Le jus est mis à fermenter, plus ou moins longtemps et, quand nous le jugeons prêt, nous soutirons dans de petites futailles. Il faut le boire rapidement car il ne se conserve pas très longtemps.
Guttierrez fit visiter son atelier, l’ordonnancement hasardeux des fûts donnait à l’endroit une allure de cour des miracles. Sous la modestie des apparences, la maison abritait des trésors de parfums et de saveurs. L’homme avait beaucoup à raconter, mais le travail dans les vergers l’attendait. Maelmor apprêta les greffons pendant que Churruca se chargeait d’une provision de boisson.
La pluie avait cessé. À Bermeo, le fronton résonnait des bruits d’une partie de pelote improvisée par l’équipage, qui fut achevée avant de repartir. En mer la houle contrariait les manœuvres et la chaloupe secoua sans ménagement ses passagers. Ils longèrent la côte sans vraiment distinguer la barre de Portugalete…
Les aventures cidricoles de Jedon Maelmor (extrait) © Mark Gleonec 2005