Il s’agit évidemment de la contribution d’un Cornouaillais (en Bretagne).
Au moment de réfléchir au sens du mot cidre, il ne faut pas se focaliser uniquement sur les techniques d’élaboration car cette boisson participe comme bien d’autres produits de longue tradition, à la fois d’un domaine écologique, d’un monde économique et d’une réalité culturelle. Il est donc important de connaître le message contenu dans ce vin de pomme, devenu cidre aujourd’hui, car à l’égal du vin ou de la bière, il a été créé aux premiers temps de l’humanité et nous est parvenu, comme les deux autres avec son histoire.
Si la “Boisson des Dieux” (l’hydromel) est aujourd’hui presqu’oubliée, c’est qu’elle s’est fait supplanter par le vin, devenu la boisson des élites et servie dans le cristal le plus pur. La Bière peut se préparer n’importe où et à tout moment, à condition de maîtriser la conservation et le transport du grain. Elle est devenue la boisson des assemblées urbaines et se sert dans des chopes généreuses. Le cidre est resté la boisson des populations des campagnes, vivant en harmonie avec le cycle des saison, et servie dans des coupes façonnées par des artisans.
La boisson de pomme se renouvelle chaque année, juste après une récolte marquant, suivant chaque tradition locale, le début d’un processus plus ou moins lent. Ses premiers consommateurs sont ceux qui la produisent, souvent des disciples d’Épicure. Le cidre vient de la pomme, le fruit du savoir, de la magie ou de la divination, cela dépend de sa croyance, et qui se récolte dans l’ombre de vergers paisibles perpétuant l’image du jardin d’Eden. Pour les Bretons, le pommier est l’arbre du lien avec l’autre monde. C’est bien pour cela que le Roi Arthur est à l’île d’Avallon(1). C’est également pour cela que dans son poème Afallenu(2), le barde Myrddin (Marzhin) honore ses compagnons tués à la Bataille d’Arderyd(3), en 573, en commençant chacune des dix strophes du texte par le mot Afallen(4). Nous pouvons sans peine affirmer que le cidre n’est pas une boisson de Cour, ni une boisson urbaine, mais bien une boisson des paysages bucoliques que plusieurs cidriers dans le monde, m’ont décrite comme une boisson de liberté. Il importe donc d’avoir cela en tête au moment d’en définir la valeur de son nom.
Par ailleurs nous ne devons pas nous laisser aveugler par les origines supposées du mot. Si l’on en croit les dictionnaires Français, qui donnent tous : “boisson faite avec du jus de pommes fermenté”, le mot trouverait son origine dans le latin chrétien sīcera(5) (boisson fermentée). Cette forme se serait altérée en bas latin en cisera et le mot se serait répandu en Gaule par les monastères. La spécialisation du sens se serait alors faite en Normandie, et de là dans toute la France. C’est évidemment une histoire typiquement française qui fait peu de cas du reste monde. Or nous savons que quelques dizaines d’années avant J.C., Strabon écrivait que le Vin de pomme est la boisson typique de ce qui est aujourd’hui les Asturies(6). Là, les gens y ont plus tard adopté le mot Sizra(7) devenu sidra(8) vers la fin XVe siècle. Nous savons également que la marine bretonne a longtemps transporté une bonne part du trafic des mers occidentales d’Europe et que le nord de la péninsule ibérique était une destination connue. Nous avons des textes(9) indiquant que les Normands et les Bretons sont allé dans ces régions prendre des greffons de pommes amères. Les marins en ont évidemment ramené le mot sidra et l’on ensuite colporté vers le nord. En Breton le Citre(10) se disait Sistr au XVe siècle tandis qu’un siècle plus tard, le Nomenclator(11) donne : “Sicera, vinum è pomis factitium(12) : sidre : sidr, sistr”.
La troisième difficulté vient la concurrence avec la définition du mot vin. Dans plusieurs régions comme la Hesse en Allemagne (Apfelwein), le nord de l’Italie (Vino di Mela)(13) ou le Pays Basque (Sagardo), ce nom qui équivaut à Vin de pomme est toujours en usage. S’il ne recouvre pas partout la même tradition, c’est bien une boisson fermentée obtenue à partir de pomme fraîches. Or ces expressions Vin de pomme sont en contradiction avec la définition légale du vin(14) reconnue dans de nombreux pays. On comprend bien que pour ces régions il faut lier, sans la moindre équivoque, le mot Cidre, qui pourrait à défaut remplacer l’expressionVin de pomme, à la pomme.
Il ne faut pas être naïf, au sein de chaque pays il est déjà difficile de s’accorder sur le sens du mot Cidre. À plus grande échelle, nous pouvons facilement imaginer que ce sera encore plus compliqué. Mon opinion est qu’il faut tenir compte du message de sérénité, d’échange et de respect porté par le Cidre avant de tout faire pour préserver le verger à cidre traditionnel(15) qui est à la fois une source d’approvisionnement pour produire une boisson de notre temps et une chance pour une planète chaque jour plus menacée de désertification. En ce sens, le mieux serait de réserver le mot Cidre aux seuls produits issus de la pomme fraîche.
Mark Gleonec – Kroaz Avaloù – Breizh.
• 1 – Avallon, le pommier en ancien celtique.
• 2 – Afallenu: les pommiers en Breton ancien, in Black Book Of Carmarthen – National Library of Wales.
• 3 – Le site a été localisé près de Carlsile dans le nord de l’Angleterre, près de la frontière avec l’Écosse.
• 4 – Afallen: le pommier en Breton ancien.
• 5 – Dans l’évangile selon Saint Luc (1-15), il est écrit: “Il ne boira pas de vin ni de boisson forte (sīcera)”, ce qui n’a pas grand chose à voir avec une boisson de pommes et serait transcrit de l’hébreux biblique šekar (boisson fermentée, liqueur forte).
• 6 – www.sidradeasturias.es.
• 7 – Vida de Santo Domingo de Silos, Gonzalo de Berceo (XIIIe siècle).
• 8 – Il serait intéressant d’y chercher des influences Celte-Ibère, Romaine,Wisigoth, Arabe, Bretonne et Espagnole, tant ces régions comme toutes zones maritimes, ont été et sont encore parfois, des lieux de trafic, de conquête, de migration ou de villégiature.
• 9 – La Marin-Onfroy a été rapportée de Biscaye (Pays Basque) par Marin-Onfroy seigneur de Saint-Laurent-Sur-Mer au début du XVIe siècle, qui l’a ensuite multiplié sur ses terres. In Pomme et cidre – M. Bruneau & B. Genier, (1996).
• 10 – Catholicon, Jehan Lagadec (1499).
• 11 – Nomeclator Latin-Français-Breton, Guillaume Quiquer de Roscoff (1633).
• 12 – Vin de fruit qui est fait de main, et non de nature (Pline), Indiculus Universalis, P.F. Pomey (1856).
• 13 – Depuis quelques temps cependant, les Italiens utilisent l’expression Cidro di Mela.
• 14 – La Loi Française Griffe, du 14 aout 1889, réserve la dénomination vin aux produits exclusifs de la fermentation du raisin frais ou du jus de raisin frais. Depuis, cette règle s’est généralisée et pour l’Office International de la Vigne et du Vin (OIV), le vin est exclusivement la boisson résultant de la fermentation alcoolique complète ou partielle du raisin frais foulé, ou non, ou du moût de raisin. On peut ajouter qu’en France, un décret de 1987 précise que les boissons alcoolisées aromatisées à base de raisin ne doivent pas comporter le mot vin dans leur dénomination.
• 15 – Dont la conduite est évidemment différente suivant les habitudes de chaque terroir.