I – Une communauté et sa tradition sur son terroir.
Comme tout produit d’Appellation Origine Protégée, le Cornouaille est défini par un terroir délimité et un produit de tradition répondant à strict un cahier des charges, mais il n’existerait pas sans les femmes et les hommes qui le font vivre. Ces trois éléments sont impératifs et clairement définis afin de garantir aux consommateurs une vraie qualité de produit, de provenance et d’authenticité.
La communauté du Cornouaille est donc composée des gens de la terre et des chais, dont plusieurs viennent d’horizon parfois différents, attirés par l’apaisante sérénité des vergers, par la magie de la fermentation et par le bonheur de devenir passeur de mémoire et de savoir-faire. Pour autant, ces producteurs, de pommes et de cidres ne sont pas seuls. Il y a en amont des chercheurs et des techniciens qui, dans leur domaine, travaillent à pérenniser les productions au gré des évolutions réglementaires, sanitaires et environnementales. Il y a en aval le monde du négoce avec sa froideur comptable mais également sa créativité débridée. Il y a enfin l’indispensable foule des consommateurs et toute une galaxie d’artistes, de chefs de cuisine et de poètes, qui y trouvent l’inspiration.
Accompagnant ce monde coloré, il est également une histoire enracinée, rapportée par une longue transmission orale et depuis le XIXe siècle par la littérature, la poésie, la chanson et même des communications scientifiques(1). Toutes les fermes de Cornouaille ou presque, produisaient du cidre qui était la boisson quotidienne des populations rurales, mais également des marins, des villageois et des gens des villes. Au mitan du XXe siècle il existait des cidreries importantes comme la cidrerie Doaré à Chateaulin, Postic à Rosporden ou Rousseau à Fouesnant. Elles ont disparues avec l’effondrement du marché dans les années 1960. Cependant, à peine une décennie plus tard, de nouveaux acteurs reprenaient le flambeau afin d’alimenter les crêperies qui commençaient à se généraliser sur les zones touristiques. Parmi eux les cidreries Kerne à Pouldreuzic, Sehedic à La Forêt Fouesnant et Les Vergers de Pen ar Steir à CLohars-Carnoët, ont posé les bases du renouveau des années 1980.
Une campagne de collectage réalisée en 2015 autour de Fouesnant afin d’obtenir des informations sur les variétés traditionnelles de pommes à cidre, a permis de rassembler des témoignages datant pour beaucoup d’une époque où le sud Cornouaille baignait littéralement dans la boisson de pomme(2). Lors de ces conversations il est apparu que nombre de variétés avaient été rebaptisées, parfois plusieurs fois. S’il existe localement des variétés connues de longue date, il s’y trouve également d’autres venues d’ailleurs, au gré des déplacements, car la mobilité due aux nécessités économiques, mariages, héritages ou à la simple envie de bouger, existe évidemment depuis toujours.
Lors de cette enquête, un producteur de pommes à cidre témoigna que le patron de l’ancienne cidrerie Rousseau à Fouesnant, avait en son temps fait venir de l’est de la Bretagne, des greffons de fruits dont il savait la bonne réputation et les avait fait greffer chez des paysans sans les informer de leurs véritables noms.Ces pommes furent donc renommées au hasard, du nom de la ferme, du nom d’un individu ou d’un mot les définissant au mieux. En réalité, si le nom, exclusivement en langue bretonne en Cornouaille, est souvent lié à l’aspect cidricole de la variété, il est dans la grande majorité des cas le début d’une bonne histoire. Cette particularité est évidente pour une population celtique habituée à transmettre oralement ses connaissances depuis la nuit des temps. C’est également une preuve que la qualité intrinsèque d’un breuvage ne suffit pas toujours à satisfaire le consommateur si ses saveurs et ses arômes ne sont pas accompagnés d’un conte bien troussé. Le cidre n’est plus à ce moment là seulement une boisson, mais une composante du patrimoine culturel du terroir dont il est issu.
Quelques témoignages se distinguent(3) par l’évocation de souvenirs qui montrent que l’AOP Cornouaille est aujourd’hui l’héritier d’une tradition bien ancrée sur ce qui est aujourd’hui sa zone d’Appellation.
Dans un verger de Beg-Meil, Fañch nous a dit comment était organisée la garde de mûrissement des variétés les plus tardives, une pratique confirmée par d’autres anciens.
“Excepté dans les quelques fermes assez riches pour disposer de bâtiments suffisamment vastes pour les faire mûrir à l’abri, les pommes étaient étalées en plein air, dans un coin ensoleillé de la cour. Sur une surface dégagée à cet effet, nous installions d’abord une couche de lande d’une dizaine de centimètres avant de disposer dessus une couche de paille de la même épaisseur. Nous pouvions alors y étaler les pommes sur une épaisseur de vingt à trente centimètres et le murissement se faisait relativement au sec car les pluies étaient bien drainées. Cela donnait de bons résultats. Il fallait attendre parfois près d’un mois suivant les variétés. Le problème c’est qu’au bout de tout ce temps la lande était devenue très dure et nous nous piquions sévèrement les doigts en récupérant les dernières pommes. L’autre inconvénient c’était les oiseaux, mais il y avait toujours du monde à surveiller et les gamins ne sortaient jamais sans leur lance-pierre. On a oublié qu’il était vital qu’ils sachent bien s’en servir car c’était un moyen de faire fuir les animaux trop gourmands. De plus, suivant les espèces rapportées (grive, lapins, etc.) cela pouvait constituer un repas car on faisait feu de tous bois en ce temps là.”
Dans sa ferme entre Fouesnant et Beg-Meil, Charles a beaucoup insisté sur le soutirage et sur le peu de marge de manœuvre dont disposait, à cause des conditions climatiques, les anciens cidriers :
“À la ferme nous avons fait jusqu’à 50 barriques, mais aujourd’hui, avec l’âge(4) et comme je ne commercialise plus, nous n’en faisons que deux ou trois. Nous avons les variétés(5) dous-moen, dous-bloc’hig(6), prad-yeot, rouz-koumoul, beleien, trojenn-hir, c’hwerv-brizh(7) et c’hwerv-ruz-mod-kozh. Pour les mélanges, la règle c’est deux-tiers de douce-amères un tiers de douces et suivant ce que nous voulons obtenir, il faut ajouter plus ou moins de c’hwerv. Le soutirage c’est le plus important et si maintenant il y a des solutions techniques modernes pour éviter les échecs, je fais toujours mon cidre suivant la méthode traditionnelle et avec l’expérience ça se passe très bien. Il faut soutirer trois fois ce qui fait que sur 220 litres, il reste environ 160 litres à mettre en bouteilles car chaque soutirage emporte une vingtaine de litres. Le premier, au bout de 10 à 15 jours est le plus important. Il dépend de la lune et des vents. La lune montante fait travailler le cidre beaucoup plus vite et les vents d’ouest amènent du mauvais temps qui empêche la décantation. S’il restent dans cette direction, ils empêchent tout soutirage car le cidre ne décante pas et au bout du compte il peut devenir très sec. P’lec’h ’mañ ’ avel(8) demandaient toujours les anciens au moment de faire leur cidre. En fin d’été, quand celui de l’année précédente venait à manquer, ces anciens composaient avec les variétés hâtives, c’hwerv-brav, c’hwerv-ruz et c’hwerv-brizh-abred. Comme ils aimaient le cidre sec et qu’il fait encore chaud à cette époque, le cidre n’était pas soutiré et il fermentait vite.
Dans sa maison sur la route de Mousterlin, Louis P. a évoqué les vergers du temps de l’apogée du cidre, les ventes aux marins et le brutal déclin après la deuxième guerre mondiale.
”Au moment où je reprends l’exploitation familiale, dans le milieu des années 1960, la production de cidre était en déclin. J’en élaborais cependant pour la ferme, pour la distillation car nous avions ici le “privilège de bouilleur de cru” et pour quelques hôtels qui selon la pratique de l’époque, mettaient eux-même en bouteilles. Dans sa famille cela n’a jamais constitué le revenu principal, mais entre les deux guerres c’était un bon apport et encore plus avant la première guerre où le cidre se vendait par tonneaux dans les bistrots et aux marins qui en achetaient chacun le contenu d’une dame-jeanne avant de partir en mer. Mon grand père allait à Concarneau avec, dans la charrette, une barrique qui revenait généralement vide. Il passait l’hiver à faire le cidre, à la paille, et cela allait assez vite, ce n’était pas une corvée comme on pourrait se l’imaginer. Cela commençait tôt car il produisait du cidre nouveau pour le pardon de Benodet(9). En ce temps là Fouesnant était couvert de vergers, des pommiers mais également des cerisiers. Il y avait une main-d’œuvre très nombreuse dans les campagnes et cela en permettait l’entretient car les paysans s’occupaient de leur vergers. Abimer un pommier, en passant la charrue ou en laissant les bêtes divaguer était très mal perçu. Certains disposaient de la lande autour du tronc pour garder les bêtes à l’écart. L’euphorie s’est vraiment achevée au milieu des années 1950 quand le cidre n’a plus trouvé preneur. Ici, les derniers stock ont été vendus à une distillerie d’État pour l’approvisionnement des usines d’armement. Les vergers ont ensuite été arrachés à partir de la fin de la décennie, même si pour avoir toujours du cidre à la ferme, mon père avait replanté un petit verger à ce moment là. Ce n’est que dans les années 1970 que le renouveau a commencé.”
À La Forêt, sur la route de Quimper, Jos nous a raconté les spécificités de la vente du cidre en tonneau, une pratique abandonnée lors du renouveau des années 1980.
“Entre les deux guerres et jusqu’au années 1960, la ferme produisait jusqu’à 150 barriques chaque année. Si une partie était consommée sur place(10), les plus gros volumes étaient expédiés sur Paris, en tonneaux par Transporteur. Ses clients hôteliers, le mettaient en bouteilles eux-mêmes et les bistrots le vendaient directement à la clé, au verre, au pichet ou en contenant réutilisable à emporter(11). Il fallait donc organiser une tournée pour récupérer les fûts vides, mais ça restait rentable. Le plus gros problème était que les tonneaux n’étaient pas soignés. Pour s’en occuper, les refaire ou en faire de nouveaux il y avait deux frères à Beuzec(12) qui s’étaient spécialisés dans ce travail. Quand ils fabriquaient de nouvelles futailles, ils venaient avec toutes les pièces de bois dans une charrette et les assemblaient sur place. Pour les cerclages, avant la généralisation des cercles en fer, le paysan préparait des tiges de châtaignier qu’il mettait à tremper dans un ruisseau plusieurs jours avant l’arrivée des tonneliers. Ces derniers fendaient les tiges de châtaignier dans le sens de la longueur et les serraient sur le tonneau. En séchant le bois resserrait encore le fût qui ainsi devenait bien étanche. Mon père était vraiment un bon cidrier. Il participait chaque année au concours de Fouesnant. il s’occupait bien de ses vergers et avait comme beaucoup une pépinière. Il gardait les sauvageons sans les greffer s’ils étaient donnaient de bonnes pommes(13) et greffait les autres de ses variétés préférées. Il a eu très tôt un broyeur équipé d’un moteur et un pressoir hydraulique de 100 tonnes. Pour ma part, j’ai continuer à faire du cidre tant que j’ai pu le vendre en tonneau. J’ai arrêté en 1965 et me suis alors débarrassé de mon matériel. J’ai gardé les vergers et je vends les pommes, j’en garde juste ce qu’il faut pour élaborer une barrique de c’hwerv avec un vieux camarade qui en produit toujours pour le plaisir.”
Reproduire les souvenirs de tous les anciens interrogés serait long et parfois répétitif car quelquefois de leurs anecdotes se recoupent, mais ces quatre témoignages en donnent un bel aperçu et montrent malgré des moyens souvent limités, une grande connaissance de l’art cidricole, acquise par les générations de paysans qui les ont précédés. Cette longue tradition sur tout le territoire de l’actuelle Appellation évolue en réalité à chaque changement de génération(14), mais le goût du cidre amer qui est sa marque distinctive, est toujours présent, soutenu par un fond variétal unique faisant la part belle à cette saveur prisée des gourmets.
Gardiens et passeurs de cette tradition, les actuels cidriers de Cornouaille ne produisent pas tous de l’AOP Cornouaille chaque année(15), car son élaboration demande un investissement parfois difficilement compatible avec la gestion d’entreprises quelquefois fragiles comme peuvent l’être nombre de petites exploitations agricoles en France. Cependant ils perpétuent le savoir-faire cornouaillais en produisant à partir des pommes de leur terroir, du jus de pommes, des cidres de tradition, du Pommeau et du Lambig. Tous ces opérateurs, forment avec les producteurs de l’AOP Cornouaille, une communauté qui sait accueillir le visiteur dans les cidreries de la “Hent ar Sistr”, la route du cidre en Cornouaille(16).
1 – Dont en particulier : Pomologie du Finistère de J.F. Crochetelle et La chanson du cidre de F. Le Guyader. 2 – Ce n’est évidemment pas le seul canton dans ce cas et des enquêtes similaires tout au long de ce qui est aujourd’hui l’aire de l’Appellation Origine Protégée du Cornouaille, donnerait des résultats similaires. 3 – Chacun de ces témoignages apporte une belle information. Les textes ci-dessous n’en présentent que quelques extraits, re-assemblés pour cette présentation. 4 – Charles avait 80 ans au moment de cette conversation. 5 – Pour la description de ces pommes, voir mon livre Pommes et cidre en Cornouaille au Éditions Locus Solus. 6 – Le «c’h» se dit à peu près comme la Jota espagnole. 7 – C’hwerv (amer) se prononce χwεrw en Breton académique, mais en sud Cornouaille, il se prononce féo (parfois féro). 8 – Où est le vent. 9 – Le premier dimanche de septembre. 10 – En moyenne un tonneau tous les six semaines ce qui en fait entre 9 à 11 par an car la consommation était importante au moment des battages et des récoltes, qui réunissaient beaucoup de main d’œuvre et nécessitaient parfois de faire du cidre nouveau en septembre. 11 – Ce type de vente, avec des contenants réutilisables modernes et bien adaptés, se pratique encore en Angleterre, en Allemagne et dans le nord de la péninsule Ibérique. 12 – Près de Concarneau. 13 – Ces variétés originales, n’existant en un seul arbre, n’étaient pas nommées ce qui complique encore aujourd’hui les recherches sur les variétés traditionnelles. 14 – Rien n’est figé à cause de l’évolution des connaissances scientifiques, des techniques et des matériels, de la météo forcément changeante près des côtes et enfin des effets du réchauffement climatique. 15 – Cela dépend de l’état des stocks et de la qualité de la récolte, certains millésimes s’y prêtant mieux que d’autres. 16 – www.routeducidre-cornouaille.bzh
Pour aller plus loin : 2020-AOP Cornouaille / 2