II – une histoire de ténacité.
Depuis près de vingt-cinq ans l’AOP Cornouaille enchante de ses saveurs amertumées(1), les amateurs de cidres de terroir. Le modèle de ce cru original est connu et apprécié des connaisseurs depuis plus d’un siècle et demi(2), mais dans les années 1960/1970, le cidre est décrié(3) dans l’hexagone du vin. Cela n’empêcha pas une poignée de paysans et de passionnés du pommier de créer à Fouesnant un modeste syndicat agricole(4) dont la vocation est le développement et la recherche cidricole.
Cela se passait à la sortie des “trente-glorieuses” et le modèle agricole tanguait déjà(5). Il s’agissait donc de sonder une diversification agricole basée sur la culture du pommier qui un demi-siècle plus tôt assurait la prospérité relative de nombreux cantons cornouaillais. Si replanter des vergers ne posa pas problème, valoriser les pommes fut un peu plus compliqué et nécessitait afin de créer de la valeur ajoutée, de revaloriser le cidre.
Or ce produit, longtemps consommé dans un cadre restreint et mal appréhendé par des autorités avait vu son avenir assombrit par un changement dans le processus d’élaboration de la poudre à canon(6) qui déclencha à force de primes d’État une vague d’arrachage de vergers. Par chance le tourisme de masse commençait à s’organiser et la Bretagne développa un nouveau modèle de restauration populaire en adaptant un repas rustique de ses campagnes. La crêperie moderne fut un succès et on eut la bonne idée afin d’être cohérent, d’y imposer le cidre local.
L’espoir d’un débouché était donc là et comme cela existe dans toute filière, il faut des champions pour assurer le rôle de vitrine et du standard pour faire des volumes. La Cornouaille disposait de plusieurs entreprises capables de fournir un standard de belle qualité, mais les prix étaient bas. Les animateurs du nouveau syndicat s’avisèrent donc de chercher à obtenir une Appellation Origine Contrôlée(7) pour les meilleures productions. Ce fut un long et rude combat, mais à force d’opiniâtreté cela finit par arriver en 1996, en même temps que l’AOC Pays d’Auge en Normandie.
Pour autant la partie était loin d’être gagnée car dans le même temps les cidres standards s’étaient améliorés et comme comme leurs tarifs n’avaient pas beaucoup évolués, les consommateurs s’en contentaient. En réalité la raison de la relative stagnation des prix venait de l’opérateur majoritaire hexagonal qui en industriel averti utilisa dès le millésime 1987 une nouvelle réglementation taillée sur mesure permettant l’utilisation de jus concentrés(8) à hauteur de 50% des volumes et d’une technique de rémiage(9) permettant d’ajouter de l’eau dans les 50% restant. Si cela remettait peu ou prou l’industrie française du cidre à égalité avec celle d’outre-manche, cela lui a surtout permis de disposer d’une matière première au coût largement inférieur à celui nécessaire pour l’élaboration du cidre “pur jus” de la quasi totalité des producteurs fermiers et artisanaux. Cependant dans une filière c’est le leader qui donne la tendance et même si les produits ne sont pas vraiment comparables, les autres opérateurs sont bien obligés d’en tenir compte au moins sur les marchés de la restauration et de la grande distribution.
La valorisation du cidre fut donc tout juste suffisante pour établir le prix de la pomme à un niveau acceptable, mais elle ne fut pas à la hauteur des espérances et pesa évidemment sur le prix de l’AOP Cornouaille qui insuffisamment différencié avait du mal à trouver sa clientèle. Cidre à prise de mousse naturelle en bouteille, sa conservation n’était pas mieux garantie que celle des autres cidres traditionnels, une tenue dans le temps dont pouvaient se targuer les cidres élaborés en cuve close(10) et ceux pasteurisés(11). L’AOP Cornouaille étant un cidre demi-sec, il n’était pas compatible avec la méthode champenoise du dégorgement. Le syndicat expérimenta donc la méthode transfert(12). Après quelques tâtonnements le résultat fut excellent car la durée de vie du produit fut grandement améliorée et la palette aromatique magnifiée.
Preuve de l’efficacité de la méthode, en 2017, un AOP Cornouaille travaillé selon la méthode transfert, obtint la meilleure note de sa catégorie au concours international GLINTCAP(13) de Grand Rapids (Michigan, USA). Bien évidemment ce traitement a un coût, mais il différencie nettement l’AOP Cornouaille et justifie largement un prix plus élevé.
On comprend aisément qu’ajouter ce traitement coûteux à la rigueur du cahier des charges de l’AOP n’a pas tenté les éventuels industriels du secteur. Ces derniers voyaient donc le segment le plus potentiellement rémunérateur du cidre breton leur échapper. En réalité, ils n’eurent pas à s’y intéresser car à ce moment de l’histoire la Commission Européenne prenait la main sur les signes de qualité et généralisait les IGP (Indication Géographique Protégée) dont les cahiers des charges sont nettement plus accessibles(14) à l’agro-industrie. Les logos retenus par l’UE afin d’être apposés sur les étiquettes sont à la couleur près, similaires. Cela entretient une certaine confusion qu’il est parfois tentant de mettre à profit afin de faire passer un IGP pour un AOP.
Autre élément quelquefois contrariant est la méconnaissance de la saveur amère par certains jurés lors de concours cidricoles organisés hors zone de production. L’AOP Cornouaille doit son statut à sa douceur amertumée. L’ignorance des subtilités de cet équilibre provoque parfois des réactions inappropriées comme le déclassement d’échantillons perçus insuffisamment amers, où la confusion avec un éventuel problème technique. Le résultat est que des cidres régulièrement primés par des jurys d’experts dans des compétitions internationales se retrouvent quelquefois déclassés lors de ces événements non-spécialisés.
Le temps ne s’est pas arrêté pour autant, le petit syndicat cidricole célèbre ses quarante années de travail au service de la filière cidricole et l’AOP Cornouaille file vers son quart de siècle, fier de partager avec l’AOP Pays d’Auge, le titre de premier cidre en Appellation Origine Protégé de France. Pour autant cette histoire illustre à sa manière les contrariétés vécues par des initiatives issues de l’extra-muros parisien.
À quelques mois de fêter ses vingt-cinq ans, l’AOP Cornouaille s’est installé parmi les grands cidres du monde. Il retrouve ainsi la réputation des cidres sud cornouaillais de la fin du XIXe siècle et perpétue la longue tradition de la Bretagne Armoricaine, ancien Royaume au centre de l’Occident maritime où cultiver sa différence est la normalité, où la culture est une priorité et où le pommier est un arbre sacré.
Lien entre le monde des vivants et celui des morts. Il veille en son île(15) sur le Roi Arthur et ses guerriers, il apaise Marzhin (Merlin) au retour d’Arderyd(16) et il réunit encore les fratries au Gwez an Ananon(17). Entre le pommier et le cidre il y a la pomme, fruit du savoir, de la magie et de la divination, qui mûrit à l’ombre de vergers paisibles perpétuant l’image du jardin d’Eden. Quand au cidre, produit des pays du nord, des paysans isolés, des marins livrés à eux-mêmes, des pionniers défricheurs de nouveaux mondes, c’est une boisson de l’homme libre.
Postés au centre de l’Europe Atlantique, les Bretons de Cornouaille sillonnent les mers d’Occident depuis plus d’un millénaire et demi. Ils en ont ramené le goût des belles choses, des riches vêtements, des musiques savantes, des écrits précieux, des hautes églises, des châteaux mystérieux et, pour faire bonne mesure, des plaisirs de la table que le cidre éclaire de ses reflets dorés. Il n’y a aucun hasard si le seul cidre en Appellation Origine de Bretagne est en Cornouaille.
1 – L’amertume est avec l’acidité, le sucre et le sel, une des quatre saveurs fondamentales. Dans la nature, certaines plantes ont une saveur amère que d’instinct l’homme rejette car ils peuvent être des poisons. Cependant l’amertume est une composante essentielle de l’expérience gustative. 2 – La qualité du fond pomologique et du cidre cornouaillais, a été mis en évidence au tout début du XXe siècle par le pomologue Amiénois Jules François Crochetelle. 3 – C’est une constante des régimes autoritaires car le cidre produit et consommé en circuit privé, échappait aux surveillances et pouvait être un frein à l’expansion de boissons plus faciles à contrôler. 4 – Le Cidref : Comité Cidricole de Développement et de Recherche Fouesnantais et Finistérien. 5 – L’agro-industrie, engagée dans un processus de consolidation, avait déjà fait démonstration des limites de son modèle s’agissant du développement local. 6 – Du milieu du XIXe siècle à la deuxième guerre mondiale, la fabrication de poudre à canon utilisait de grandes quantités d’alcool fabriquées à partir de cidres par des distilleries d’État chargées d’approvisionner les usines d’armement. 7 – Dans les années trente, il y avait déjà eu une demande d’AOC pour le cidre du Pays de Fouesnant. Elle fut abandonnée à cause de la guerre et ensuite par l’exclusivité de l’Appellation Contrôlée que se réserva longtemps le monde du vin. L’obtention de l’AOC Cornouaille et de l’AOC Pays d’Auge nécessita un changement de la loi. 8 – Il s’agit d’enlever l’eau du jus frais afin d’obtenir des volumes réduits plus faciles à stocker comme à transporter. Il faut donc reconstituer le jus pour s’en servir. 9 – Il s’agit de mouiller le résidu de pomme après un premier pressage de la pulpe fraîche et de re-presser cette pulpe gonflée à l’eau. 10 – Méthode industrielle de prise de mousse, en cuve haute pression utilisée pour les vins mousseux et adaptée au cidre où elle donne d’assez bons résultats, mais n’est évidemment pas reconnue traditionnelle. 11 – La méthode radicale pour garantir la tenue dans le temps d’un produit, mais son effet sur les arômes est dévastateur. 12 – Encore appelée “Méthode Ancestrale” et utilisée en particulier par les vignerons de la Drôme, elle consiste a réaliser la prise de mousse en bouteille capsulée, a pomper le cidre de la bouteille vers une cuve intermédiaire (dite cuve de transfert), puis comme dans le cas la cuve close, de filtrer avant embouteillage sous atmosphère neutre. 13 – Le plus grand et le plus relevé des concours de cidres internationaux, il y avait cette année là plus de 1 200 cidres en compétition. 14 – S’agissant de l’IGP cidre de Bretagne, la zone déborde largement des frontières de la Bretagne historique et le cahier des charges autorise l’utilisation, à hauteur de 40% des volumes, de jus concentrés de pommes à cidre de la zone déterminée. 15 – Avallon dérive de l’ancien Breton Afallen et signifie Pommier. 16 – Bataille perdue par les Bretons en 573 près de la frontière entre l’Ecosse et l’Angleterre. 17 – L’arbre des âmes. Ce rite, dit de la Breuriez (fratrie) se tient au moment de de la Toussaint. C’est une réunion ou le Gwez an Anaon est mis symboliquement aux enchères, C’est un pommier stylisé avec des branches courtes sur les quelles sont fichées des pommes figurants les disparus de la famille.
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