L’été indien.
Avec Claude Jolicœur1 nous avions prévu de longue date, d’emprunter les routes secondaires du Québec afin d’aller à la rencontre de ces cidriers d’un nouveau genre, utilisant les fruits de forêts de pommiers sauvages. L’expert Québécois a lui-même découvert, dans de petites forêts autour de son verger, plusieurs variétés aujourd’hui adoptées ici où là. Il avait également commencé cette tournée plus tôt, avec un voyage en Gaspésie où une équipe s’est structurée pour définir et produire un cidre à l’image de son territoire sur la cote nord de la Baie des Chaleurs. Ceux-ci ne sont pas les seuls Québécois à y avoir pensé et notre périple prévoyait de traverser quatre autres régions promises à devenir des terroirs cidricoles, au moment magique où les paysages s’y habillent des couleurs de l’été indien.
Cette recherche, de quelques variétés seulement, parmi des milliers de pommiers sauvages, montre une volonté de s’affranchir du modèle nord-américain traditionnel qui utilise les fruits “trop laids pour être vendus sur les marchés2”, mais qui représentent une matière première bon marché tout en évitant de les gâcher. Le cidre ainsi produit n’est pas mauvais, mais il est uniformément sec et acidulé, les jus3 étant relativement similaires. Pour se démarquer les opérateurs utilisent toute une panoplie d’aromatisations4 plus ou moins marquées, parfois à base de fruits locaux, et un marketing soigné. À l’opposé, la nouvelle génération de cidriers cherche à passer de ce modèle à un autre, inspiré des terroirs traditionnels européens, en utilisant des fruits pas toujours mangeables, mais au caractère bien marqué, ayant de plus l’avantage d’être endémiques de leur territoire. Leurs projets s’appuie sur l’expérience et des livres de Claude Jolicœur5 et de l’Américain Andy Brennan6, fondateur de la réputée cidrerie Aaron Burr et précurseur du cidre de pommes sauvages.
Cette quête d’un cidre québécois à base de pommes locales suscite déjà l’intérêt des consommateurs Québécois. Un petit nombre de cidreries bien établies modifient également leurs pratiques en adoptant des variétés à cidres originaires de terroirs européens réputés. Le phénomène est tel que notre première halte, dans le Charlevoix, était suivie par les caméras de l’émission La semaine verte, très populaire au Québec. Ce reportage ne sera diffusé que l’an prochain au moment des récoltes 2024 et il est probable qu’il sera un accélérateur de ce mouvement. S’intéresser à ce phénomène amène à se poser une première question sur l’apparition relativement récente de ces forêts de pommiers sauvages.
L’arrivée du pommier en Amérique du Nord est parfaitement documenté. Le genre malus domestica y fut apporté par les premiers colons. Les pépiniéristes locaux firent plus tard les premières hybridations avant de laisser ce rôle aux scientifiques. Il est également connu que des pépins apportés par des colons moins argentés, ont donné des arbres originaux. Au Québec la célèbre Fameuse dont la descendance comprend les MacIntosh et Cortland est de celles là et constitue avec la Pomme grise et la Saint Laurent le trio des très anciennes variétés du pays. La littérature rapporte très tôt la présence de vergers sur l’île d’Orléans et au cœur des premières villes, principalement dans les établissement religieux. Plus tard chaque ferme fut flanquée d’une parcelle de pommiers. Cependant l’apparition simultanée de forêts de pommiers sauvages assez importantes semble un phénomène relativement récent même si cela existait à une échelle modeste, comme partout ailleurs.
D’après les observations de quelques spécialistes, ces forêts sont pour la plus part installées sur les prairies d’anciennes fermes menées en polyculture. Ces espaces enherbés séparaient généralement les zones cultivées de la forêt. Les parcelles de cultures vivrières comportaient généralement un verger dont les fruits vendus sur les marchés étaient un complément de ressources appréciable au moment de l’automne et les fruits impropres à la commercialisation étaient utilisés pour produire du cidre, une boisson commune alors dans des fermes isolées vivant bien souvent en autarcie. À l’heure de l’industrialisation agricole du pays et de la spécialisation des cultures, de nombreuses fermes ont été abandonnées dans les régions moins favorables à l’agriculture. Les terres n’ont plus été entretenues et ce sont les ours ou les chevreuils qui se sont alors occupé des vergers.
Les ours se gavent de nourriture avant l’hiver qu’il passent endormis au fond de leur tanière. Les pommes font partie de leur menu, surtout quand elles sont grosses et sucrées. Non seulement ils dévorent les fruits, mais pour les attraper il grimpent aux branches qui cèdent bien souvent sous leur poids. Ensuite ils regagnent leurs abris, mais gavés de fruits à l’excès ils se soulagent l’estomac et en traversant les jachères et signent leur passage de bouses reconnaissables. Les pépins y sont nombreux et les scientifiques ont montré que ceux ayant séjourné dans l’estomac de l’animal ont plus de chance de donner des pommiers vigoureux. C’est ainsi que les prairies abandonnées se sont transformées en forêts inextricables. D’autres mammifères participent à ces semailles dont les chevreuils et quelques autres animaux de la forêt. D’autres espèces végétales disputent la place aux pommiers étouffant les plus faibles et enserrant les plus vigoureux si bien qu’il faut parfois avoir l’œil averti pour distinguer un pommier dans le fatras végétal.
Nous étions donc sur la route au moment d’Un été indien7, mais d’Indiens (d’Amérindiens dit-on aujourd’hui) nous n’en avons pas vu. Cependant certains de nos hôtes les ont évoqué en parlant de leur pays. Tous les territoires nord-américains ont été longtemps ceux des peuples Amérindiens et leur présence, loin d’être effacée, est encore palpable. Si nous n’avons pas eu d’informations en Charlevoix, des campements parfois mis en scène juste après la colonisation y sont attestés et les Innus (ou Naskapis) bien que généralement établis autour du Pekuakami (lac Saint Jean) revendiquent une présence sur la rive nord du Saint Laurent, de la Malbaie à l’embouchure. En Beauce, les premiers occupants étaient des Abénaquis dont le nom signifie Peuple du matin (ou du soleil levant). De fait, le lever du jour sur les Appalaches est absolument magnifique. Au nord de Lanaudière la “Première Nation de Manawan” rassemble des Atikamekw sur une réserve bordant le lac Metabeskega. Sur les bords de la rivière Petite Nation (un affluant de l’Outaouais), se trouvait les Oueskarinis, une nation algonquine. Toutes ces “Premières Nations” respectaient bien plus que nous la nature et elles nous ont fait un sacré cadeau en nous laissant à l’émerveillement des couleurs de leur été, merci bras dezho (merci à eux).
Prochain article, d’ici quelques jours : Pommiers sauvages du Québec – 02. Des collines du Charlevoix à celles de la Beauce. Nous y visiterons les forêts de pommiers sauvages en Baie Saint-Paul, Petite Rivière et la Guadeloupe.
- Auteur de : The new cider maker’s Hand-book – Chelsea Green – 2013, Du pommier au cidre – Editions du Rouergue – 2016, Cider Planet – Chelsea Green – 2022. ↩︎
- Robert Frost le laisse clairement entendre dans After apple-picking, un poème paru en 1914 qui décrit une scène de cueillette de pommes dans la Nouvelle Angleterre des débuts du XXe siècle. ↩︎
- Au Québec les jus concentrés sont prohibés, ce qui n’est pas le cas ailleurs en Amérique du Nord. ↩︎
- Ce faisant ils proposent en réalité des “cocktails au cidre” et non du cidre au sens strict du mot. ↩︎
- Il me souvient de conversations avec Claude Jolicœur il y a près de dix ans. Cette idée d’un cidre original du Québec était déjà son grand souhait, même si à l’époque cela pouvait sembler un doux rêve. ↩︎
- Auteur de : Uncultivated – Chelsea Green – 2019. ↩︎
- C’est, pour les amateurs de BD, le titre d’un album (à ne pas mettre entre toutes les mains) paru en 1987 chez Casterman dont l’intrigue (située au début de la colonisation du Canada) et les somptueux dessins, sont le fruit d’une collaboration entre Hugo Pratt et Milo Manara. ↩︎