Les cloches de l’église avaient sonné mâtines et les pigeons, bons connaisseurs des pratiques locales, se massaient en nombre dans le vénérable clocher dont les rondeurs romanes trahissaient l’ancienneté. En bas sur la place pavée de granit, des silhouettes matinales s’activaient à installer tables, tréteaux et bancs, sous de modestes abris de toiles. Juillet était déjà à demi consommé et dans le ciel alternaient les éclaircies et les nuages. Un temps idéal pour un samedi de concours de cidre.
Le nouveau curé, rond et joufflu, s’était étouffé de voir le parvis de sa sainte maison servir d’écrin à ce rituel païen, quoique gourmand. Son courroux de façade lui valait l’estime des bigotes, mais il savait bien qu’il serait sans effet. À quoi bon s’opposer, au nom d’un Dieu qui n’apprécie que le vin, à la célébration annuelle du meilleur cidre du monde.
Il est neuf heures, voici qu’arrivent les juges, dûment triés sur le volet pour ne point présenter eux-mêmes de bouteilles au concours, ni pratiquer de trop proches amitiés avec l’un ou l’autre des concurrents.
Ceux-là arrivent maintenant, la démarche lente, le costume bien mis, le port suffisamment fier pour que tout le monde comprenne qui vient ici. Adversaires d’un jour ils sont cependant de la même corporation, celle des paysans cidriers dont les produits éclairent de leur lustre la grasse campagne du bord de mer.
Ils se retrouvent évidemment à la buvette jouxtant le concours et très vite les commentaires vont bon train sur la qualité du cidre servi, dont le comité cache pourtant soigneusement la provenance. Vers dix heures le président du jury appelle les dégustateurs qui font cercle autour de lui. Il lit le règlement d’une voix forte, énumère les catégories en compétition et ajoute que pour éviter toute fraude, les jurés n’auront aucun contact avec le public.
Pour les gens du pays les jus de pommes et les cidres doux n’ont pas beaucoup d’intérêt. Ce qu’ils attendent c’est le concours des c’hwerv(1) du canton. Le c’hwerv alimente toutes les rumeurs. On entend que tel cidre n’existe qu’en une seule barrique qui est l’unique cuvée buvable du producteur. Pour un autre on fait courir le bruit que les bouteilles présentées proviennent en réalité d’ailleurs. Des mauvaises langues persiflent même que des producteurs hors canton se sont arrangés avec des paysans du cru. Une telle agitation n’est en réalité qu’invention, mais elle illustre la passion qui entoure le c’hwerv, le cidre d’exception des Cornouaillais.
Pendant que les jurés travaillent, donnant de l’œil, du nez et de la bouche, le public se fait plus nombreux à mesure qu’avance la matinée. Les gens du cru donnent leurs avis sur les cidres de l’année et s’inquiètent de la qualité de la récolte à venir. Les vacanciers en profitent pour se faire recommander les meilleures adresses.
Onze heures et demie, le concours touche à sa fin. Un jury discute avec âpreté du classement des c’hwerv alors que la cérémonie des prix se met en place et que les sonneurs accordent leurs instruments. Enfin Monsieur le Maire, en bel habit mod-kozh(2) develoursnoir, appelle les lauréats. Il y a les habituels tumultes d’approbation et de désapprobation, les sonneurs jouent un air de circonstance et chacun peut enfin déguster les produits primés.
C’est encore Fañchig qui a gagné la médaille d’or. Nul doute qu’il ajoutera ce trophée à la liste déjà longue qui encombre ses étiquettes. Nul doute que ses confrères, un peu jaloux, l’appelleront encore longtemps, “l’homme le plus médaillé du canton”.
Extrait du recueil Conte et histoires du pays du Cidre (M. Gleonec 2012) cette histoire illustre les concours de cidre de la fin du XXe siècle qui se déroulaient alors sur le parvis de l’église de Fouesnant. Elle est dédiée à Fañch Sehedic (dit Fañchig) qui en ce temps-là n’avait guère de concurrent. Photo Serj Philouz 2020. Les sonneurs Raymond Peres et Dominique Le Guichaoua à l’Archipel (Fouesnant). (1) C’hwerv (prononcé féo localement) = amer. (2) Mod-kozh (mode ancienne) = traditionnel.