… une origine possible de la greffe
Il se raconte que le Petit Âge Glaciaire (XIVe au XIXe siècle) s’installant sur l’Atlantique-Nord, l’Europe du Nord-Ouest fut affectée d’un climat si rude que cultiver la vigne y devint quasi-impossible. Les abbayes de ces régions cherchèrent donc à produire des boissons fermentées à base d’autres matières premières que le raisin.
Celles capables de réunir assez de grains sans amoindrir les stocks destinés à la nourriture, se tournèrent vers la bière. En Bretagne comme en Normandie, la boisson de grain était évidemment connue, mais la matière première n’était peut-être pas suffisante. Il y fut donc décidé de trouver un autre fruit pour produire un vin d’une autre origine que le raisin. Bien évidemment le Succus-pomis ou Pomatium était bien connu, mais cette boisson rustique, élaborée les années de maigre récolte en grain comme en raisin, avait l’inconvénient de ne pas être stable et pouvait rapidement tourner en vinaigre.
Les moines savaient par les cahiers de voyage des pèlerins de Compostelle que dans les territoires longeant la mer Cantabrique, se trouvaient : “d’immenses forêts de pommiers aux fruits magnifiques, égaux en beauté comme en goût”. Beaucoup de ces marcheurs affirmaient y avoir consommé “un breuvage tiré de la pomme, que les biscayens appelaient Sagardoa (vin de pommes)”. Cette boisson était connu des marins pour être assez stable afin d’être embarquée à bord des navires lors de longues traversées. Les Bretons disposaient en ce temps de la plus puissante marine commerciale de l’Occident-Chrétien et leurs marins connaissaient très bien les ports de la façade Atlantique dont celui de Bilbao. À la demande de moines ils s’y rendirent, rapidement imités par les Normands, pour apprendre de leur techniques et découvrir les pommes amères dont les tanins allaient leur permettre d’obtenir des cidres relativement stables. Les moines Bretons et Normands avaient vu juste, les greffons de Biscaye leur permirent d’améliorer leurs vins de pommes, que bientôt ils appelleraient cidre. Il est tentant d’imaginer que le nord de la péninsule Ibérique ait eu accès assez tôt à ce savoir de la sélection et de la duplication variétale. C’est finalement assez logique si l’on s’intéresse à l’histoire de la greffe et aux travaux des agronomes Arabo-Andalous.
Dans son Études sur la greffe, parue en 1927, Lucien Daniel donne une chronologie débutant au Néolithique par une invention probablement inspirée de l’observation de la nature et rapidement devenue d’un usage courant dans de très nombreuses sociétés. Selon lui la greffe était connue des Chinois au cinquième siècle avant notre ère et il citait des Livres sacrés des Chinois remontant à cette période (il est toujours commode d’attribuer une invention à celui qui a pris la peine de la décrire dans un langage compréhensible). C’est évidemment difficile à vérifier, mais il semble bien que les premiers textes décrivant le greffage sont ceux de Pao Tscheou Kon. Dans son traité, Le livre précieux pour s’enrichir, il en décrit différentes techniques et et explique comment la protéger grâce à un mélange de sa composition. Bien plus tard, en 2014, Louis Albertini publie la Greffe Végétale des Origines à nos Jours. Il loue la grande maîtrise des Chinois, capables d’obtenir des poires meilleures et plus précoces et des chrysanthèmes à deux inflorescences. Il comprend également qu’ils savaient choisir leurs greffons en fonction des porte-greffes.
D’évidence donc la Chine antique connaissait la technique de la greffe, mais différentes sources indiquent que Grecs, Romains, Nabatéens et d’autres peuples de l’Antiquité la connaissaient également. Les témoignages d’Homère, Aristote et Théophraste montrent qu’elle était utilisée avec le bouturage et le marcottage, afin de multiplier la vigne. Elle était pratiquée afin de maintenir la constance variétale et d’améliorer la production des fleurs et des fruits. Pline l’Ancien dans son Histoire Naturelle a décrit des greffes innovantes comme le greffage sur racines et le renversement du greffon, des techniques alors destinées au développement de la viticulture dans l’Empire. Il est probable que beaucoup de ce savoir a été perdu au moment de l’effondrement de Rome. Il semble toutefois qu’une bonne part fut sauvée et se retrouva plus tard, dûment traduite, dans les bibliothèques de Cordoue, alors siège du Califat des Omeyyades.
Selon Louis Albertini, la greffe était au XIe & XIIe siècle une affaire d’agronomes Arabo-Andalous qui en étaient de vrais spécialistes. Parmi eux Ibn al ‘Awwâm, dont Le Livre de l’Agriculture fut au moyen-âge la référence absolue sur le sujet. Il disposait à cette époque des travaux, perdus depuis, de Vindonius Anatolius de Beyrouth (IVe siècle) et ceux de Kastos le Rumi, un Nabatéen (actuelle Jordanie). Kastos donnait comme exemple de greffons et porte-greffes de la même espèce, le “pommier sur pommier”. Grâce à ces agronomes Arabo-Andalous, la connaissance de la greffe se diffusa à nouveau en Europe par les échanges entre foyers du savoir (les monastères principalement). Il paraît probable que les populations de la Péninsule Ibérique en contact avec ces spécialistes, ont pu très tôt bénéficier de leurs connaissances. Ni les Bretons ni les Normands ne devaient y avoir accès par des échanges terrestres, mais en quelques navigations ils ont rapporté assez d’informations pour que dès le XIVe siècle un établissement comme l’abbaye de Sant Gwenole en Presque’ile de Crozon (Nord-Ouest de la Cornouaille) de soit lancé dans la sélection et la duplication de pommiers. Preuve de ces navigations Britto-normandes, Marin-Onfroy Seigneur de Saint-Laurent-Sur-Mer rapporte dans ses mémoires avoir fait le voyage au début du XVIe siècle. Une pomme à cidre porte encore son nom.
Pour autant les paysans pratiquaient (et pratiquent toujours) à leur manière. Il est probable qu’ayant, par un moyen ou un autre, réuni une collection de pommiers à leur convenance, ils se soient contenté de créer chaque année une petite pépinière. Il leur suffisait de conserver les pépins et de les semer sur une zone précise. Avec beaucoup de patience, ils attendaient que les plants soient assez forts pour donner leurs premiers fruits. Ils les goûtaient et si cela semblait correspondre à une variété existante, le plant était nommé du même nom avec parfois la précision du découvreur, du lieu ou d’une quelconque histoire en vogue du moment. Les autres plants servaient de porte-greffe car cela se pratiquait également à l’occasion, quand un bon greffeur passait par la ferme. Ces habitudes expliquent la multiplicité des noms de variétés parfois très semblables et le nom identique de variétés très différentes (la détermination variétale dans un vieux verger dont le plan est perdu, est un exercice parfois très difficile).
De tout cela nous pouvons retenir que le “Livre précieux pour s’enrichir” porte bien son titre car c’est justement la finalité de la sélection et de la duplication variétale. Si vous arrivez à obtenir des fruits (ou des fleurs et des légumes) plus précocement, de meilleure qualité ou dotés d’avantages correspondant à un marché particulier, vous avez de bonnes chances de vendre votre production plus vite et à un meilleur prix que vos confrères.