Bodig, du Nignol, cultivait la terre avec l’espérance obstinée des paysans pour l’abondance de grain. Il faisait également du cidre, du bon cidre, ce qui lui valait estime et réputation au village. Un dimanche qu’il était au bourg, il croise Polig Fur le notaire, qui lui commande un plein tonneau de son meilleur cidre pour une fête qu’il donnait chez lui.
Bodig lui propose de venir le goûter, mais le notable invoque des obligations trop nombreuses et lui rappelle qu’il sait li-même parfaitement quel est son meilleur cidre. Le paysan se dit alors qu’il a tout son temps et décide sur le champs d’aller sélectionner la barrique qu’il livrerait le lendemain. Il se dirige donc vers son chai du Meneg, calme et désert en ce jour du Seigneur, où le bâtiment convient beaucoup mieux qu’au Nignol, à la bonne conservation des cidres. Il sort la clé de sa cachette, ouvre la lourde porte de chêne et s’assoit dans l’ombre, loin du monde, le verre à la main, sûr de son choix, mais soucieux de vérifier une dernière fois la qualité de ses produits.
Il se met à l’ouvrage, fait grincer la clef de la barrique et le nectar jaillit, vif et limpide avec des reflets d’ambre. Il approche le nez, respire les parfums, une fois, deux fois, reste un instant songeur, puis sans bruit, boit doucement, savourant à chaque gorgée les souvenirs d’une année de passion, la délicatesse des fleurs, la sévérité du feuillage, le rouge des pommes, les senteurs du jus fraîchement pressé et le long silence de la fermentation. Il reste pensif et silencieux quelques temps, puis relevant la tête et fixant la charpente aux poutres noueuses, il se dit à haute voix.
- Mad eo, un peu amer, sec, sans défaut, bien équilibré avec juste ce qu’il faut d’amertume, un cidre pour la table, tout comme nous l’aimons chez nous, mais les invités de Polig sont plutôt du genre traoù-dous… … mallozh-Doue, il faut que je goûte l’autre.
De sa main puissante, il actionne alors la clef d’un second tonneau et remplit à nouveau son verre. Après l’avoir contemplé, respiré, estimé, il le vide tout aussi lentement que le premier.
- Mil mallozh-Doue, celui-là est bon ! Il se boit sans soif et ferait bien l’affaire des clients du notaire, mais bon, si c’était pour moi…
Il se verse à nouveau un verre du premier, puis un autre du second.
- Mil seizh kant mallozh-Doue ! ils sont bons tous les deux. Ah là là, je voudrais tant lui donner le meilleur.. Polig lui c’est sûr, préférera le sec, mais il y aura toute une ribambelle de dames et demoiselles qui préféreront le doux. Et si elles boivent de trop et que cela finisse mal j’aurai des ennuis. Je vais lui donner du sec.
Là dessus, il se sert une nouvelle rasade, change d’avis, se ressert du doux et plus il boit, moins il sait lequel choisir. Au soir il y est toujours et n’y voyant plus, décide de ne rien décider et de remettre son choix au lendemain. Il se lève, range le verre, referme la lourde porte de chêne, remet la clé dans sa cachette et prend le sentier de la palue qui mène directement au Nignol en évitant le village. Malgré la nuit, il devine encore parfaitement le chemin dans le clair de lune, mais un vent puissant charrie à intervalles des chapelets de nuages noirs. Bodig voit bien le sentier sur la lande sombre, mais il se sent poussé de côté.
Le vent, ce ne peut être que le vent qui le fait dévier de son chemin. Faisant front, contre les éléments, il continue sa route. Soudain les cieux se déchirèrent et une pluie de grosses gouttes l’aveugle alors qu’il est à mi-route, là où le chemin contourne le grand menhir. N’y voyant rien, il se cogne le front, tente de le contourner, mais rien n’y fait, il a beau aller d’un bord ou de l’autre, la pierre gigantesque l’empêche de continuer. Il s’active en tous sens sous les rafales, mais il lui semble désormais qu’il est prisonnier du monument. Alors il frappe la paroi, supplie Dieu, les Saints et le Diable de le laisser passer. À bout de force, il se laisse tomber au pied de la pierre.
Le lendemain après-midi, il est stupéfait de se réveiller dans son lit, mais il se sent courbaturé, meurtri de toute part, comme s’il revenait d’un de ces pardons où l’on échange des coups de penn-bazh. Marie, sa femme, arrive et finit de le réveiller avec une volée de reproches ponctuées de “Toull sistr, lonker-brein, penn-divalo”. La bordée de reproches est interrompue par l’arrivée de Lanig, le mevel bras, qui se met à rire en le voyant.
- Eh bien Bodig, sans moi tu serais toujours auprès du menhir, je l’aurais bien ramené plus tôt, mais tu me faisait bien trop rire.
- Il n’y a pas de quoi, l’interrompit Bodig assez fâché.
- Pas de quoi ! Imaginez Marie qu’il tournait autour du Menhir en essayant de passer au travers. Oui, oui, oui, passer au travers, en disant qu’il était enfermé dedans… au fait Bodig, Polig Fur est venu ce matin chercher un tonneau de cidre. Je lui a donné du demi-sec, car le sec et le doux que tu avais promis étaient plus qu’à moitié vides et aucun des deux n’aurait suffi pour tous les invités.
Adapté du conte vannerais “Entre deux cidres” de Louis Le Picot (1806:1854).
Petit lexique : Mad eo : c’est bon – Traoù dous : choses douces – Mallozh Doue : Malheur de Dieu – Mil seizh kant : Mille six cent – Penn-bazh : bout de bâton (gourdin) – Toull sistr : trou à cidre – lonker brein : buveur pourri – Penn divalo : tête lente (fainéant).